J’observe par la fenêtre les arbres de l’automne et je pense à autre chose. A mes côtés, mon fils renifle. Je pense: «L’automne est revenu… l’automne…» Mon fils pleurniche. Dehors, les peupliers jaunissants se dressent immobiles dans le ciel paisible. Les voisins, une grande famille, sortent avec de grosses valises à la main. Ils les rangent dans le porte-bagages de la voiture, puis retournent prendre les sacs. Ils voyagent souvent à l’étranger, bouclent chaque automne l’appartement à clé et sont absents deux ou trois mois.
Un avion survole bas les toits en agitant ses ailes.
– Ecoute, mon petit, tu demanderas à ta mère.
– Maman est au travail.
– Sois sage, elle reviendra, et quand elle sera à la maison, dans deux heures…
Dans deux heures, il sera trop tard, parce que c’est maintenant qu’il veut une histoire.
– Décidément, nous t’avons gâté! Tu veux une histoire, maintenant? Nous, de notre temps…
Mon fils continue de pleurer avec une égale constance. Je songe à ce que nous faisions de notre temps. Par la fenêtre entrouverte, une légère odeur de feuilles me parvient, entremêlée d’un soupçon de fumée à peine perceptible dans l’air de l’automne. Mon fils pleure.
Je le sermonne: «Tu veux une histoire, alors que moi, de mon temps, j’ai grandi dans une valise.»
Il cesse de pleurer.
– Une valise?
– Exactement, dans une valise.
– Elle était grande, au moins?
– Moyennement.
Mon fils semble réfléchir. Il est encore bien petit. Comme une brioche.
– Une valise en cuir?
– En carton. Une valise en carton. En fait, il y avait seulement un homme dans le quartier avec une valise en cuir. Il était riche et avait un four à chaux. Quand je dis cuir, il ne faut pas exagérer: sa valise était en simili-cuir.
– Et pourquoi est-ce que tu as grandi dans une valise?
– Mes parents n’avaient pas d’argent pour m’acheter un berceau. Ils avaient dépensé tout leur argent pour les chevaux blancs et pour fêter ma naissance.
– Ils ont acheté des chevaux blancs?
– Ta grand-mère est revenue de la maternité dans un fiacre, attelé de deux chevaux blancs. J’étais le premier garçon, tu comprends…
– Et moi, avec combien de chevaux blancs on m’a ramené? demande mon fils.
– Tu es rentré en taxi, mon petit. Les temps avaient changé. Ensuite, on a bu sec pour fêter ma naissance, puis mes parents ont déniché la valise en carton, et ils m’ont installé dedans, sur deux langes.
Mon fils fronce les sourcils. Cette habitude lui vient de moi et son front est barré de rides. Il réfléchit.
– La valise, elle fermait à clé? demande-t-il après un silence.
– Il y avait un fermoir qui fermait à clé.
– Et l’autre?
L’autre fermoir, à quoi pouvait-il ressembler? L’automne est à la fenêtre, les feuilles ont bruni, le soleil chauffe doucement et les deux coings sur l’arbre luisent.
Voici que je me souviens: «L’autre fermoir fermait mal et se coinçait quand on voulait l’ouvrir.»: C’était vrai: le pêne coinçait. Je me souviens qu’on tenait la valise sous le griottier du jardin, tristement dénudé, avec un moineau qui se posait à son sommet. Et comme il n’avait rien à faire, il picorait les branches, par pure méchanceté.
Et puis, il y avait ma sœur qu’on attachait à l’arbre avec une corde, pour me garder. Sinon, elle serait allée jouer à la marelle avec les autres filles. Les rayons du soleil de l’automne se posaient doucement sur mon visage m’obligeant de temps en temps à fermer les yeux. Ma soeur se tenait autour de moi, ramassait des feuilles mortes et en faisait des tas. Ensuite lassée par ce jeu, elle se penchait sur la valise, me chatouillait le nez et me faisait des clins d’œil, tandis que je souriais, décontracté.
Lorsqu’elle se fatigua de faire des grimaces, elle dit:
– Si on fermait la valise? Tu veux bien?
Elle referma le couvercle et tout devint noir à l’intérieur. Dehors, ma soeur fit tourner la clé dans la serrure.
– Voilà! Je l’ai fermée à clé!
Lorsqu’elle voulut l’ouvrir, un fermoir se coinça. Je percevais sa respiration et il me semblait qu’elle mordillait le fermoir avec ses dents, puis qu’elle lui tapa dessus avec son sabot.
Ensuite, elle a dit d’une voix toute tremblottante:
– Dis, tu voix le ciel?
Je me taisais.
– Et les coings? tu les vois, les coings? les coings jaunes.
On avait percé des trous dans la valise pour que je puisse respirer, et je voyais par une fente le quart de la queue du moineau.
– Et moi? dit ma soeur. Tu me vois pas?
Je me taisais d’autant plus facilement que je ne pouvais pas encore parler.
Alors, ma soeur s’agenouilla à côté de la valise et se mit à pleurer. Comme il faisait noir à l’intérieur, je me suis endormi, croyant que la nuit était tombée. Je fus réveillé par la voix de mon père. Il était rentré du travail, avait détaché ma soeur et la grondait pour m’avoir enfermé à clé.
Après cette aventure, mon père dit: «Nous allons chez les parrains! En route!»
Les parrains habitaient à l’autre bout de la ville et nous prenions le tramway. Une fois dans le tramway, ça devenait passionnant.
– Faut taxer la valise, disait le receveur, et sans attendre de réponse détachait un ticket de bagages.
Mon père disait: «Il est encore petit et voyage gratuitement.»
– Il tient de la place, votre bagage, ripostait le receveur. Faut taxer!
Mon père disait alors, poliment: «Il faut l’ouvrir, et vous verrez alors qu’il est petit.»
– L’ouvrir? disait le receveur. Vous voyez pas que cette valise est grande ? Seuls, les sacs à main sont admis gratuitement.
– Et le règlement? disait mon père. Il est encore tout petit et paye pas.
– Vous attendez qu’il grandisse, votre bagage? disait le receveur, fulminant.
Mon père répondait que sa vie n’avait pas d’autre sens.
Le receveur l’observait pensivement et après s’être persuadé que mon père avait un air parfaitement normal, lui tendait le ticket de bagages. Voyant que l’employé perdait patience, mon père ouvrait la valise, me montrait et disait:
– Voyez vous-même! Il n’a pas encore six ans.
Parfois, le choc était si violent que les receveurs laissaient échapper leur poinçon. Il arrivait aussi qu’ils me donnent une souche de tickets que je portais immédiatement à la bouche. Il se trouvait enfin des voyageurs indignés qui prenaient à parti mon père et lui demandaient d’expliquer comment il se fait qu’il portait un enfant dans une valise, mode de transport absolument insalubre et que sais-je encore.
– C’est qu’il est né comme ça. disait mon père. Dans une valise. Il y en a qui naissent coiffés, le mien est né dans une valise.
Nous descendions au terminus, mon père achetait un cornet de maïs grillés à ma soeur et nous traversions le parc qui fourmillait de gosses. Mon père ouvrait la valise, débouclait les ceintures qui me maintenaient solidement ficelé et me laissait jouer avec les enfants. Je trottinais vers le tas de sable et je démolissais les pâtés. Ensuite, mon père me réintégrait dans la valise, refermait le couvercle et nous allions chez les parrains.
Sur l’envers du couvercle, il y avait l’inscription suivante: «Prière instante à celui qui aurait par inadvertance emporté cette valise de la restituer en même temps que son contenu à l’adresse…»
Mon père avait collé cet avertissement après qu’on la lui avait volée, alors qu’il l’avait posée sur le trottoir pour acheter des cigarettes dans un kiosque. La valise avait disparu tandis qu’il expliquait au buraliste où il avait acheté sa chemise. Une grande confusion s’ensuivit, mon père courait dans les rues en jurant qu’il ne fumerait plus, entrait dans les magasins, regardait sous les comptoirs et son visage était si terrible que les vendeuses en étaient paralysées. Finalement, il était revenu au kiosque où le buraliste le félicita chaudement, le fit entrer dans la barraque et lui montra la valise dans laquelle je dormais béatement.
– Deux messieurs l’ont apportée, dit le buraliste. C’était une blague et ils vous connaissent. Ils m’ont dit que vous reviendrez sûrement la prendre.
– Bien, répondit mon père distraitement. Saluez-les de ma part.
Il avait ramené la valise à la maison et, chemin faisant, grillé une cigarette.
– J’ai l’impression que c’était plutôt des amis du buraliste, dit-il à ma mère. «Je me disais bien qu’il y a quelque chose de louche quand il m’a demandé où j’ai acheté ma chemise, alors qu’il portait exactement la même.»
C’est à la suite de cette alerte que mon père libella l’avertissement à l’intention des messieurs distraits qui ont l’habitude d’emporter des valises ne leur appartenant pas et qui sont horriblement déçus en m’y voyant.
Une ribambelle d’enfants nous accueillait dans le jardin des parrains. Ils étaient sept, faisaient un boucan de tous les diables, emportaient la valise dans la maison et ouvraient le couvercle doucement. Je les voyais alors et les dévisageais l’un après l’autre. Les enfans hurlaient de joie et me pinçaient les joues. Ils avaient vu les grandes personnes le faire et comme j’étais leur chouchou, chacun tenait absolument à me pincer les joues tant et si bien que lorsque le tour du septième gosse venait, j’avais une joue toute bleue. Mon père, le parrain et la marraine s’installaient au jardin, sous la treille, et échafaudaient des projets dans lesquels nous tenions bonne place.
A la tombée de la nuit, mon père refermait la valise et nous rentrions à la maison…
C’est ainsi que j’ai grandi dans la valise. Pendant l’été, au jardin, je regardais à longueur de journée les branches du griottier qui se penchaient sur moi, les moineaux sautillant dans l’arbre, les nuages qui passaient dans le ciel et changeaient de forme.
Je vivais au ciel et ne voyais pratiquement pas la terre que je ne connaissais pas. Les moineaux sautillants, les tuiles rouges de la maison voisine, les nuages, tout cela était au ciel. A l’automne, les feuilles des arbres venaient du ciel dans ma valise. Elles étaient brunes, chaudes et craquaient légèrement, Les feuilles tombaient, tourbillonnaient dans l’air et s’immobilisaient dans la valise…
J’ai vécu au ciel toute une année.
– Papa, dit mon fils.
– J’ai vécu au ciel toute une année, lui dis-je. L’automne est à la fenêtre. Des feuilles cuivrées tournoient dans le ciel et tombent lentement, tandis que je les observe distraitement et pense à autre chose. Les voisins portent maintenant des sacs de voyage. Ils les rangent sur la banquette arrière, la voiture démarre et disparaît entre les peupliers jaunissants. Une guêpe se heurte à la vitre en voulant entrer, puis change d’idée et s’envole. Le soleil tardif de l’automne fait scientiller les carreaux. A mes côtés, mon fils ravales ses larmes.
Je lui jette un regard et dis:
– La valise était ni grande ni petite, en carton…
Le lendemain, sa mère me montra notre valise en simili-cuir moiré.
– Regarde, dit-elle. Il l’a trouée. A cinq endroits.
– Fais-le venir.
– Seulement, ne le bat pas trop fort, dit-elle, suppliante.
– Qu’il vienne.
Les voici tous réunis – mon fils, sa mère et la valise. Je le regarde droit dans les yeux et dis: «Alors, on démolit les valises, maintenant?»
– C’est pour respirer, répond-il et tout devient lumineux.
– Tu tiens dedans, au moins? dis-je.
– Elle est un peu étroite, dit mon fils, mais ça ne fait rien. On va se promener?
– Qu’est-ce que vous manigancez tous les deux? demande sa mère, soupçonneuse.
– Nous allons au jardin.
En fait, le jardin est un square plein de gosses qui courent, jouent avec du sable et que l’on promène dans des voitures étincelantes de duralumin.
Lorsque j’ai ouvert la valise et que mon fils en est sorti, les enfants se pressaient autour de nous, pour regarder. Mon fils a trottiné tranquillement jusqu’au tas de sable, puis il a joué avec une pelle et un seau à faire de pâtés. Ensuite, il est retourné à sa valise et a dit qu’il voulait aller à l’autre bout du jardin, au toboggan. Je l’ai enfermé dans la valise et nous sommes partis, suivis par un cortège de gosses, curieux de voir la suite des événements.
En réalité, il ne se passa rien d’inhabituel. Mon fils se laissait glisser sur la piste lisse du toboggan. Les grands l’aidaient à grimper dessus et je le récupérais en bas. Ensuite, il monta sur la carapace de la grande tortue en escaladant les crampons scellés sur un côté pour former une échelle, resta un moment, les jambes ballantes, puis redescendit et rentra dans la valise.
– Rentrons, dit-il.
Nous avons quitté triomphalement le square, escortés par les enfants et suivis par les regards médusés des parents.
Le lendemain, il y avait plusieurs valises au jardin. On les ouvrit et une nuée d’enfants se dispersa aux quatre coins du square. Pendant qu’ils jouaient, les pères ouvraient sagement leur journal.
Les landaus, poussettes et autres voitures aérodynamiques, munies de ressorts, freins et accessoires ingénieux, se regroupèrent et firent quelques commentaires méprisants.
Nous, les «valisards», avons commencé par nous saluer d’un hochement de tête lorsque l’on se rencontrait à la fontaine ou aux balançoires, puis nous avons procédé à l’échange de nos journaux et nous nous offrions mutuellement des cigarettes. Les voitures nous dépassaient dédaigneusement, comme si nous n’existions pas.
Vers onze heures, un landau gracieux s’approcha avec des hurlements épouvantables.
– Excusez-moi, dit la maman. Est-ce que je peux le mettre dans votre valise?
– Bien sûr, madame, dis-je, en la lui montrant d’un geste.
La maman reprit, effarée: «Il veut absolument être dans une valise. Je comprends pas et il pleure à s’en rendre malade…»
A peine installé dans la valise, l’enfant cessa de pleurer, leva ses grands yeux bleus vers nous et attendait visiblement quelque chose.
Je sacrifiai mon journal et j’en confectionnai un chapeau dont j’ai coiffé le petit sous les regards horrifiés de la maman qui voyait déjà les microbes et les bacilles se ruer sur son malheureux enfant.
Le malheureux souriait, gesticulait et enfonça son bicorne jusqu’au nez. A ce spectacle, la maman eut un sursaut désespéré, arracha l’enfant de la valise et le posa dans le landau, sourde à ses hurlements. Tandis qu’elle s’éloignait, nous écoutions les pleurs qui fendaient l’air et se repercutaient à travers les allées. Quelques jours plus tard, le square ressemblait à une gare et l’on voyait partout des gens déambuler avec des valises, bourrées d’enfants qui jouaient, se prélassaient à l’intérieur, se chauffaient au soleil, manipulaient les fermoirs, traînaient les valises sur le sable ou sur l’herbe. Il y avait, aussi, quelques rares voitures d’enfants, qui se glissaient timidement dans la cohue bagagiste.
– T’as vu ce que t’as fait? ai-je dit à mon fils. Tu mériterais une bonne fessée.
– C’était un conte d’enfants, non? répliqua-t-il. Et ça finit toujours bien, un conte d’enfants, non?
– Toi, tu sais toujours tout! dis-je.
Ensuite, je l’ai fourré dans la valise et nous sommes rentrés.
La brève journée d’automne finissait et le soleil déclinait.