Conversation entre un touriste bulgare et un pigeon français dans la cour du Louvre

Mon cher pigeon français, tu n’as pas vu juste !… Non seulement tu n’auras pas une seule miette, mais tu risques aussi de te prendre quelque chose… Comme la faim est inscrite dans mes gènes, et comme je ne mange jamais à ma faim en Bulgarie, je vais me faire un bon pigeon au riz à l’hôtel… Tu ne me croies pas ?… Vas-y, fais encore quelques pas en avant, on va voir… Non, nous ne sommes pas des cannibales, mais comme c’est parti, nous allons le devenir… Oui, nous sommes blancs de peau, personne ne le sait mieux que nous… Ce sandwich que je mange, c’est mon petit-déjeuner, mon déjeuner et mon dîner, et pourtant nous sommes blancs de peau… Tu as de la chance qu’il y ait les Japonais avec leurs caméras, parce que je ne broie que du noir… C’est sûr, nous sommes des Européens, oui, nous sommes en Europe… Je sais que tu ne me crois pas, mais tu n’as qu’à regarder sur la carte… Ce n’est pas la peine que je t’explique, tu ne comprendrais pas, c’est trop compliqué… Le posttotalitarisme… Le conformisme historique du comportement social des Bulgares… Arrête de lorgner mon sandwich… Une psychologie sociale spécifique, modelée par les conditions de vie aux carrefours balkaniques… Le sang a constamment suscité des états d’anxiété et a fait de la survie la valeur historique suprême… Attends un peu, tu vois pas que je mâche… Mais bien sûr ça va t’intéresser d’y aller, c’est comme à l’Île de Pâques… Il suffit que tu me suives en Bulgarie pendant deux mois, et tu vas voir comme c’est intéressant, tu vas rendre l’âme au bout de la deuxième semaine… Très bien, on continue… Le sentiment d’immaturité sociale du Balkanique, l’absence d’événements hongrois, de Printemps de Prague, d’un Lech Wałęsa… La combinaison des facteurs historiques et conjoncturels… les troubles sociaux… pourquoi tu ne viens pas plus près… sur fond de disette et de désespoir, d’absence de possibilités d’évolution favorable… mets-toi ici, sur le petit pavé… de dégradation morale… de pillage incontrôlable… d’incessantes violations de la loi… Ces Japonais, ils ne pourraient pas s’en aller, à la fin… Les spéculations politiques avec les problèmes nationaux ont atteint le seuil de l’absurde… les contradictions intrabalkaniques qui vont s’aggravant… Le mieux, ce serait que tu rentres dans le sac plastique… le nationalisme balkanique… et ses intermittences… a de nouveau levé ses étendards maculés… Enfin, ils sont partis… Les éléments marquants de la crise dans la société posttotalitaire ne laissent entrevoir aucune issue… Attends, attends, arrête de battre des ailes, tu vas m’écorcher les mains… tiens-toi tranquille ou je te tords le cou… Bien sûr que je vais te manger, qu’est-ce que tu t’imaginais, qu’on allait prolonger notre causerie jusqu’à midi ?… Je ne veux pas le savoir, je t’avais averti depuis le début… Allez, maintenant tu rentres dans le sac sans plus faire de chichis… C’est bien… Revenons à nos moutons… Ah oui, la démocratie… Le voilà, le mot magique qui est entré dans la bouche des staliniens les plus endurcis comme des extrémistes libéraux… Petits et grands prêtent leurs serments au nom de la démocratie… Mais dans les conditions bulgares, du moins pour l’instant, ce mot n’a toujours pas de substance… Je regrette, mon pigeon, il aurait fallu que je commence par là, mais alors tu te serais enfui… Allez, on y va !…

Traduit par Athanase Popov